Note de traduction, Alexandre Pateau

La grâce et les griffes

Quand Thomas Ostermeier décide de monter, avec la troupe de la Comédie-Française, « L’opéra de quat’sous » de Bertolt Brecht dont il connaît le texte et les chansons par cœur en allemand, l’événement tient notamment à la nouvelle traduction réalisée par Alexandre Pateau. Traduire cette œuvre monumentale n’est pas chose simple, particulièrement lorsque s’entrelacent théâtre, musique, chansons et poésie. Alexandre Pateau s’est lancé dans cette aventure quasi inédite en langue française « avec une exaltation mâtinée de crainte ». Il nous confie l’intensité de la tâche, mêlée au souffle passionnant de la « fièvre de quat’sous ».

  • L'opéra de quat'sous, Texte de Bertolt Brecht et musique de Kurt Weill, avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann, adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier, direction musicale Maxime Pascal. En alternance Salle Richelieu du 23 septembre au 5 novembre 2023.

Presque cent ans ont passé depuis la création de L’opéra de quat’sous, le 31 août 1928 à Berlin, et le vent libérateur qui a emporté le public du Theater am Schiffbauerdamm cet été-là continue de souffler avec la même force subversive, la même charge poétique et politique, la même agressivité salvatrice. Il y a fort à parier que le mélange explosif conçu par Bertolt Brecht et Kurt Weill trouvera, à la faveur de la nouvelle mise en scène de Thomas Ostermeier présentée Salle Richelieu, un écho plus frappant encore, et plus urgent, au vu des bouleversements récents de notre monde.

L’année même de sa création, la pièce fut traduite dans plusieurs dizaines de langues ; on a dénombré pas moins de huit versions anglaises, auxquelles allaient s’ajouter de nouvelles moutures tout au long du XXe siècle. De L’opéra de quat’sous, il n’existe pourtant que deux traductions « officielles » en langue française : une très belle première version due à André Mauprey, mise au point pour la célèbre adaptation cinématographique de Georg Wilhelm Pabst en 1930-1931, et la version classique de Jean-Claude Hémery, parue à L’Arche en 1959 et revue en 1974. Si ce dernier texte a été maintes fois adapté pour les besoins de la mise en scène, et si des retraductions officieuses ont vu le jour au gré des productions, nous nous trouvons face à un cas unique : celui d’une œuvre majeure du théâtre mondial pour laquelle nous ne possédions jusqu’alors qu’une seule traduction publiée en volume. Et, pour les songs, les vingt numéros musicaux qui parsèment la pièce et en forment comme les points névralgiques, une seule partition avec texte français, la réduction piano-voix préparée par le même Hémery en 1965 sur la base de sa première traduction.

Or, pour le dire avec la grande écrivaine et traductrice Agnès Desarthe, force est de constater que les traductions vieillissent souvent plus vite que les œuvres. Les mérites du texte de Hémery sont nombreux, il a conservé son charme d’antan, ses accents gouailleurs, ses trouvailles heureuses, géniales pour certaines – mais l’on peut aussi se réjouir de ce que L’opéra de quat’sous connaisse une nouvelle vie en langue française.

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Dans un des poèmes aphoristiques dont il a secret, Brecht écrit en substance :

Les mauvais craignent tes griffes
Les bons jouissent de ta grâce
Et moi, j’aimerais qu’on dise
La même chose
De mes vers.

Cette image, inspirée par une figurine chinoise de lion fabriquée avec des racines d’arbre à thé, résume admirablement l’art poétique de Brecht, et elle semble avoir été forgée pour décrire ce qui fait le caractère unique de ce « contre-opéra » : ici, la grâce et la férocité sont en perpétuelle tension, le tranchant du propos et le cru de la métaphore sont à chaque instant contrebalancés par la grâce absolue du vers et du rythme, cette alchimie brechtienne, inimitable, insurpassable, au creuset de laquelle les registres s’entrechoquent et s’interpénètrent, donnant un texte à la fois populaire et classique, épique, pensé aussi bien pour la lecture intime que pour le chant le plus universel et tonitruant. Cet éclat est à son tour rehaussé – et mis à distance – par la capiteuse musique de Kurt Weill, elle aussi alchimie unique distillant sa mélancolie ambiguë, ineffable dans le plus pur sens du mot.

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La traductrice ou le traducteur qui a la chance d’aborder une œuvre si peu circonscrite en français se met à la tâche avec une exaltation mâtinée de crainte. Car si le texte théâtral de cette « pièce avec musique » présente un premier défi de taille pour la réécriture en français – les dialogues regorgent de jeux de mots, d’argotismes et de tournures étranges que même les locuteurs germanophones d’aujourd’hui ont du mal à cerner –, ce sont surtout les chansons qui nécessitent un effort d’une intensité particulière.

Les songs composés par Brecht et Weill l’ont été main dans la main, et ils ont jailli en seulement quelques semaines, voire quelques jours ; cette verdeur se ressent dans chaque vers, chaque ligne mélodique. Tenter de traduire ces pièces, c’est accepter de se plier à des contraintes fortes, et multiples. Il s’agit bien sûr de traduire le propos de Brecht, le contenu de son texte, tout en le coulant dans le moule prosodique de la chanson, mais sans en adultérer la tonalité, l’esprit. Il faut, pour emprunter une autre expression à Brecht, reproduire la posture, refaire le geste du poète : on peut se donner le droit de modifier l’ordre des mots, des vers, on peut (on doit !) créer de nouveaux jeux de rimes, mais l’élan et l’effet qui président au poème doivent rester sensiblement les mêmes. Ne jamais trop sacrifier le fond au profit de la forme, et inversement. Rester aimanté en permanence à ces deux champs d’énergie. Mais aussi, troisième contrainte : une fois la chanson mise au point, une fois la prosodie reconstituée pied par pied, et chantable, on doit s’assurer que le poème fait encore poème sur la page, qu’il est devenu chanson tout en restant poésie à lire.

Cela implique une longue maturation, d’innombrables relectures, cent retouches minimes, un processus qui n’est peut-être pas étranger à la sculpture : on ôte couche après couche, on affine le galbe – le rythme, l’image, la rime –, jusqu’à obtenir le précipité qui se rapproche le plus possible du joyau brechtien. On n’y parviendra jamais, bien entendu, car l’art de la traduction poétique est par essence imparfait. Mais l’on peut s’y essayer, avec patience, avec passion. Et quand on a la chance de pouvoir compter, comme conseillers et lecteurs, véritablement comme cotraducteurs, sur une équipe aussi exceptionnelle que celle de Thomas Ostermeier et de l’ensemble de Maxime Pascal, Le Balcon, ainsi que sur Vincent Leterme, chef de chant et musicien attaché de longue date à la Comédie-Française, on se prend à croire que le texte donnera à sentir, par un nouvel agencement de couleurs, l’esprit et la verve inentamés de Bertolt Brecht et Kurt Weill.

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L’une des particularités les plus étonnantes de L’opéra de quat’sous est l’intertextualité à laquelle Brecht fait appel pour complexifier certaines scènes et approfondir la figure de certains personnages – notamment celle du bandit Macheath, auquel Brecht prête les traits d’un coquin de cinq siècles son aîné : François Villon. Le jeune Brecht fut un grand lecteur de Villon, dont la poésie a laissé sur son œuvre une marque déterminante. À tel point que dans L’opéra de quat’sous, il met dans la bouche de Mackie (et de Jenny) des vers directement empruntés au grand poète français du Moyen Âge. Cinq chansons de la pièce s’apparentent ainsi à des réécritures plus ou moins fidèles de Villon, des remixes, pourrait-on dire, que Brecht crée en puisant à la toute première traduction allemande parue outre-Rhin. Il s’agit, dans l’ordre retenu pour cette nouvelle version mise en scène par Thomas Ostermeier, de la Ballade du Mac, la Ballade de la vie à l’aise, la Chanson de Salomon, l’Appel de Macheath à ses amis et l’Épitaphe, ultime prière de Macheath dans laquelle auditrices et auditeurs retrouveront, magnifiée par la somptueuse orchestration de Kurt Weill, la célèbre Ballade des pendus.

La restitution en français de ces cinq « songs Villon » a exigé un travail d’une intensité particulière. Pour le mener à bien, j’ai choisi de m’appuyer sur la dernière traduction en date de l’œuvre de Villon en français moderne, due à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, parue en 2014 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade) et reprise en 2020 (Folio Classique). Afin de tradapter ces chansons (les refondre en tentant de restituer tous leurs échos intertextuels et musicaux), Jacqueline Cerquiglini-Toulet m’a prodigué ses inestimables conseils et s’est même prêtée avec moi au jeu d’une réécriture à quatre mains. C’est ainsi que nous avons tenté de faire revivre les mots de François Villon, tout en les modelant sur la prosodie et les usages du français actuel.

Toute la beauté et la richesse de cette entreprise, c’est que le processus de recréation des songs, en ses différentes facettes, reste fidèle à la genèse d’une œuvre foisonnante, en perpétuel renouvellement, dont on sait que de nombreux regards contribuèrent à son élaboration. Le même désir, collectif et ardent, a présidé au nouvel opéra de quat’sous que la troupe de la Comédie-Française vous présente cet automne : raviver, le temps d’une soirée, la fièvre originelle – en espérant que vous en sortirez contaminés, et pour longtemps.

Alexandre Pateau

  • Pour aller plus loin :

« Quelle comédie ! », l’émission de lancement de la saison 2023-2024 à la Comédie-Française, avec L’opéra de quat’sous :

  • Photos © Jean-Louis Fernandez
Article publié le 21 septembre 2023
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